Interview de Brenar par Benjamin Closet (2014).
La dystopie,
c’est maintenant.

Pouvons-nous dire que vous avez eu
deux vies ?
Nous avons une seule vie, et c’est notre servitude et notre liberté. Mais dans le sens prosaïque de « carrière » oui j’ai eu deux vies, une vie de cadre, de créateur de start-up et maintenant une vie de peintre. D’un côté nous transportons tous nos possibles, et de l’autre on nous demande d’être toujours cohérent, hyper spécialisé, de développer une carrière harmonieuse, mais la vie n’est pas harmonieuse, la vie nous demande de la créativité, de l’improvisation, de rechercher en permanence tous les trésors cachés dans notre cœur, notre esprit et nos tripes.
Pourquoi ce choix ?
Quand vous êtes un dirigeant de société, vous vivez le temps court. Un manager change de tâches toutes les 8 minutes en moyenne, il doit être au top en permanence, prendre les bonnes décisions, tenir compte de la politique et surtout en faire, il est exposé en permanence aux autres, aux marchés, aux résultats, et en fin de compte, il ne serre qu’une cause, qu’un dieu, l’argent.
Dans ma carrière de dirigeant, j’ai rencontré des êtres fantastiques, brillants, visionnaires à la force de travail exceptionnelle, mais j’ai rencontré aussi des êtres vils, cupides et profondément stupides et gluants, et malheureusement je pense qu’avec le durcissement économique, ce sont ceux-là qui réussissent le mieux actuellement.
Wall Street, the sorcerer's apprentice 804
2011 - acrylic on canvas - 160 x 100 cm.
Quand vous devenez un peintre, un artiste, vous êtes obligatoirement dans le temps long. Vous quittez le prosaïque pour le poétique, le copier coller pour l’unique, le bruit pour le silence, le monde pour la solitude, l’avoir pour l’être et l’argent redevient ce qu’il est, un moyen. Dans un sens, et c’est paradoxal pour un artiste contemporain, vous quittez la scène de ce monde de représentation et de compromission. Je suis dans mon atelier, en disponibilité, ma vie n’a pas de conséquences, je découvre une concentration nouvelle, une attention extrême, une forme de méditation et de voyage immobile.
Votre définissez votre travail par « la dystopie c’est maintenant », expliquez nous.
Après les conflits et leurs 50 millions de morts de la première partie du 20e siècle, nous avons fait logiquement un rêve collectif sur le bien-être matériel et la sécurité. Le bien-être matériel s’est transformé en aliénation, et la sécurité en fascisme comportemental. Ce rêve utopique s’est métamorphosé en dystopie, et cette dystopie est présente au quotidien. Notre monde est un monde de souffrance psychologique extrême que notre confort matériel et notre sécurité n’arrivent plus à cacher, paradoxalement nous avons sûrement créé une des sociétés les plus anxiogènes et vides de sens de l’histoire de l’humanité.
Vous traitez les grands sujets de notre monde, comme l’hégémonie des multinationales, la faim, la technologie aliénante, la cupidité, etc, est-ce une forme de catharsis ?
Oui sûrement, comment contenir toutes ces émotions déclenchées par cette surabondance de la connaissance des damnations du monde ? J’ai besoin de les penser, de les représenter, de les poser, de les décoder, de les rendre esthétique. Prenez « Alice », ce tableau a touché un nombre incroyable de personnes, je l’ai peint rapidement, comme une évidence, il opère bien une forme de catharsis chez le regardeur, je l’ai vendu en quelques minutes et c’est le sujet le plus demandé en Digiprint.
Alice - 2011 - acrylic and oil on canvas - 140 x 175 cm
Je pourrais dire la même chose de « Marie » qui déclenche un sentiment de dignité, cette dignité d’être humain avec laquelle nous naissons et que nous perdons ? Dans le fond du tableau il y a le gratte-ciel Burj Khalifa de Dubaï, des tours de New-york et des immeubles de Genève qui sont détruits par cette dignité, et c’est le plus grand bureau d’ingénieurs civils de Genève qui en a fait l’acquisition, vous avez dit catharsis ?
There is still too much hope in the heart of Mary.
2012 - acrylic and oil on canvas - 140 x 175 cm.
Sur votre site internet vous dites « Nous sommes des êtres fractals, synesthètes et connectés à Gaïa ».
Nous sommes fractal dans le sens que chaque élément qui nous compose est de nature identique, et nous sommes aussi fractal dans le sens que ce que nous réalisons c’est toujours nous, et nous portons tous les possibles. Nous sommes synesthètes, nos sens se comprennent et se lisent et se confondent en permanence. Notre esprit cartésien aimerait bien que cela ne soit pas, mais c’est ainsi, nous fonctionnons comme ça. Nous sommes connectés à Gaïa, à l’esprit du monde, aux autres en permanence, le savoir du monde, passé, présent, futur est toujours là. Après des heures et des jours de peinture, je le sens très bien, tout est là, les gestes du peintre de Lascaux, les miens et ceux qui nous survivrons, qui continuerons notre chemin.
Bien que la peinture revienne dans le marché de l’art contemporain, elle a été abandonnée pendant quasi trois décennies, quel est votre avis ?
Donnez à un enfant une feuille et un crayon, il n’a pas d’hésitation, il dessine. La peinture est un art contenu dans notre ADN, il en sera toujours ainsi. Le marché de l’art avait besoin d’autre chose, pas les humains.
Justement, quel est votre avis sur le développement du marché de l’art ?
Il fait partie de notre société avec ses êtres exceptionnels et les autres, ses dérives sont identiques avec la particularité qu’il est sujet et reflet.
Les changements profonds induit par le fonctionnement en réseau de la planète, la recherche de sens de millions de citoyens du monde, bouleverseront aussi les données du marché de l’art, et face à sa concentration extrême actuelle, nous aurons sans aucun doute en redéploiement, comme une respiration naturelle. Tous les grands « spot » de l’art comme Art Basel, le savent très bien, et ils s’y préparent.
Peut-être que cette respiration ira du côté de
mon axiome préféré « le trop d’argent est toujours un mensonge ».
Victory of greed
2011 - acrylic on canvas - 160 x 100 cm.